Un livre

Le Livre de Baltos : quand Fantasy rime avec pacifisme

Le Livre de Baltos d’Isabelle Nuffer, recueil de Fantasy original et poétique, se déroule dans un univers riche en cultures et en créatures imaginaires, tout en évoquant notre monde de manière métaphorique. Ce texte se décline en divers genres littéraires : contes, farces, sagas familiales, romans d’aventures, légendes et intrigues politiques, dans le but de nous faire rêver et réfléchir. Écologie, féminisme, anticolonialisme, ce livre aborde des sujets d’actualité avec intelligence.

Un complément magnifique à la trilogie Corliande

Le Livre de Baltos est une extension de la trilogie Corliande (mon article ici), également écrit par Isabelle Nuffer. Les trois romans contaient le périple de deux adolescents, Serylia et Baltos, jusqu’à la Cité du mensonge. Ce quatrième livre est une restitution du carnet de voyage de Baltos, qui rapporte des récits des différentes parties du monde visitées. Il peut toutefois être lu séparément.

Les événements du Livre de Baltos recoupent donc ceux de Corliande, en approfondissant certains épisodes ainsi que les cultures des pays parcourus, des traditions du village de Corliande aux contes et récits des régions du Nord, en passant par des chroniques océanes ou des histoires du Pays des dieux. Nous en apprenons plus sur ce monde à travers des légendes et ambiances qui peuvent nous rappeler différentes époques : Moyen Âge, 19ème siècle, découverte du Nouveau Monde… Les références à nos propres culture et Histoire ne manquent pas. Ce livre est particulièrement habile dans le sens où Isabelle Nuffer crée un univers riche et original tout en faisant écho à des événements qui nous parlent.

La grande diversité des genres littéraires dans Le Livre de Baltos

Isabelle Nuffer manie les différents registres et genres littéraires avec talent, nous faisant passer du rire aux larmes, du pessimisme à l’espoir, de la joie à la révolte. Cette diversité est un véritable atout, qui entraîne la lectrice ou le lecteur dans un tourbillon d’événements, d’ambiances et de personnages différents.

Comme dans Corliande, j’aime particulièrement les intrigues qui se déroulent au pays des automates, qui mettent en scène complots politiques et jeux de masques et d’illusions, de manière très baroque. D’autres passages du Livre de Baltos sont très oniriques et poétiques, comme l’émouvante histoire de Yotilde et Cloanne, deux Sylphes profondément amoureux. Parmi de nombreux personnages attachants, la petite chatte Similune, vivant au Pays des dieux, se distingue.

L’abandon d’un instinct de chat […], dans son cas, n’avait manifestement pas été accompli de façon complète. Similune était peut-être plus sensible, moins détachée des choses terrestres. Elle n’avait pas su renoncer comme [les autres dieux] à sa nature profonde et en ressentait de la tristesse autant qu’un vague sentiment de culpabilité. Elle disait souvent que sa place n’était pas au palais minéral, à réfléchir sur le sens et le mouvement du monde, mais auprès des mortels dont elle aimait la perfectibilité. Elle avait le pouvoir de soigner, de réconforter les cœurs meurtris, pas celui de méditer sur la cause de telles meurtrissures.

De la peinture d’un monde magique à la farce, en passant par un roman d’aventure pouvant faire penser à certains récits coloniaux comme Le Voyage de Bougainville, mais avec une critique acerbe de la colonisation, Le Livre de Baltos nous fait passer par toutes les émotions. Avec humour, finesse et poésie, Isabelle Nuffer s’adonne à des réflexions sur les langues, l’Histoire et l’éducation. Mais si certaines utopies voient le jour, la dénonciation de systèmes problématiques n’en est que plus forte.

Le Livre de Baltos : De la dénonciation du colonialisme à l’utopie écologique

À travers ces récits fictifs, Isabelle Nuffer fait passer des messages forts : anticolonialisme, écologie, respect du vivant, de la nature et des animaux, valorisation de l’authenticité, de l’amour et de l’empathie, réflexion sur le pouvoir.

Divers contes et fables déplorent l’utilisation des ressources de la Terre à des fins de profit. L’histoire du chevalier d’Erre-Mont, dont la soif de conquête confine à l’absurde, insinue que le respect de la planète et du vivant est incompatible avec l’image du héros traditionnel, qui confond prestige et domination.

Plus il était petit, plus il se voulait grand. Il avait traversé son enfance avec cette obsession, se dépasser lui-même. On l’admirait pour cela. Mais lorsque l’objet de ce dépassement n’est autre que sa propre gloire, sans rien offrir au monde que la vaine contemplation de celle-ci, sans rien laisser aux autres que le goût de la défaite, ou le leurre de l’identification, quel en peut être le véritable sens ? N’y a-t-il pas là dilapidation de ressources, de forces et de courage ?

La déesse Xeram, incarnation de la nature insoumise, souligne bien la vanité de l’injonction à l’héroïsme, qui ne tient pas compte de la complexité humaine :

Ce que je vois en toi n’est qu’une image, une illustration sur verre, brillante, transparente et sans relief, l’idée que se font les tiens du héros valeureux, du héros infaillible. Cet être-là n’existe pas, n’a jamais existé. La vie est plus complexe, plus imparfaite, plus difficile et plus merveilleuse que cela.

La déconstruction des idées reçues sur l’héroïsme va de pair avec le rejet des valeurs guerrières qui sous-tendent le colonialisme. L’exploitation de l’île de Beryl par des colons après sa découverte illustre bien « la cupidité humaine ». La colonisation apparaît comme une forme de brigandage officiel à grande échelle.

Au lieu de la soumission de la nature et d’autres êtres humains injustement jugés inférieurs, Le Livre de Baltos valorise la communication avec toute forme de vivant. Il s’agit d’accorder de l’attention et de la bienveillance au monde.

Le village de Corliande, qui a un rapport sain à la nature et dont les personnages sont heureux en se contentant de peu, représente une véritable utopie écologique.

Un lieu idyllique tel celui-ci peut facilement devenir un désastre si l’on s’avise d’en maîtriser la faune et la flore à son profit. Sachant où était notre place dans cette nature foisonnante, nous n’avons cherché ni à nous grandir vis-à-vis d’elle, ni à nous en libérer par des moyens artificieux qui n’eussent fait que nous aliéner davantage. Notre évolution n’a en rien altéré sa toute puissance, à laquelle nous savons rendre hommage. Sans nourrir d’ambitions irréalistes, nous avons construit notre petite société dans la plus pure insouciance et un amour commun pour la paix et la justice.

Pour les habitants de Corliande, le respect de l’environnement s’accompagne d’une véritable égalité sociale : « Nul ne peut se prévaloir de posséder plus que son voisin ou de mieux conduire sa vie. Mais chacun se sait riche d’une personnalité qui lui est propre. »

Isabelle Nuffer rend hommage à la vie et va jusqu’à donner la parole aux animaux, notamment le loup, pour souligner le potentiel danger des symboles et des fantasmes. Il s’agit de voir les êtres vivants tels qu’ils sont, non à travers un prisme fantasmagorique.

Regardez-nous enfin tels que nous sommes. Cessez de voir en nous l’incarnation du mal, de nous craindre et de nous révérer.

Cette réduction d’un être vivant à une représentation symbolique fait écho à la transformation de la femme en objet de fantasme.

Sorcellerie et féminisme dans Le Livre de Baltos

C’est ainsi que la plus belle jouvencelle du royaume d’Aldhemir, celle dont le front était si pur et dont la toison faisait l’admiration de tous, était devenue en moins d’un an une horrible sorcière.

Dans Le Livre de Baltos, Isabelle Nuffer dénonce l’aliénation de la femme dans des contes marquants, où la monstruosité des héroïnes métaphorise la répulsion de la société face à une femme qui n’entre pas dans les normes ou qui affirme simplement sa singularité. Le conte « La Chevelure d’Hildelambre », forte critique de la hiérarchie et de la traditionnelle oppression des femmes, m’a marquée en décrivant l’émancipation d’une jeune reine qui cherche à s’affirmer. Au fil du récit, des reptiles poussent dans ses cheveux, rappelant l’association de la femme au serpent héritée de la Bible et suggérant que la femme devient monstrueuse dès qu’elle donne son avis.

Dans Le Complexe de la sorcière, Isabelle Sorente évoque « le craquement effroyable » de la conscience d’une femme « au moment où elle commence à croire que l’accusateur a raison ». Finalement, Hildelambre, pure jeune femme idéaliste, se transforme réellement en la sorcière pour laquelle la société la fait passer. Mais, avec le temps, les accusations de sorcellerie, qui ont détruit ces femmes jusqu’à leur faire intérioriser le regard de l’inquisiteur, ont été réappropriées par des courants féministes. La sorcière est désormais revendiquée comme une image libératrice, synonyme d’émancipation et de connaissance de soi. Le conte d’Hildelambre s’inscrit dans cette évolution des mentalités en offrant une réflexion à la fois moderne et ancrée dans une culture ancestrale.

Hildelambre se redressa, soudain libérée d’un poids écrasant. Quelque chose en elle se rompit. Elle éclata d’un rire fou, extraordinaire par sa puissance et le soulagement qu’il exprimait. Sa voix, brisée en parcelles sonores étincelantes, domina par sa hauteur et sa pureté la clameur autour d’elle. Puis, faisant du regard le tour des personnes les plus proches, les yeux étincelants, d’un air de défi, elle ôta sa couronne et son pectoral et les jeta violemment à ses pieds.

La sorcière est une figure de rébellion, de libération. La rupture du carcan pour laisser exploser la puissance de la reine entre en résonance avec la démesure de la nature déchaînée, incarnée par la déesse Xeram. La sorcière s’ancre ici dans la lignée de ces déesses et héroïnes mythiques, qui se révèlent à elles-mêmes dans toute leur « monstruosité » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire quelque chose hors du commun, de prodigieux, qui est un avertissement divin. Elles dépassent ainsi la nature humaine.

Des personnages de sorcières apparaissent à plusieurs reprises dans Le Livre de Baltos, tel un rappel à la fois de la puissance et de l’aliénation de la femme, objet de répulsion ou d’admiration mais dans les deux cas déshumanisée. La douloureuse histoire de Mauhira est sans doute mon conte préféré. Celui-ci montre à quel point la « beauté » et la « laideur » sont les deux facettes de la déshumanisation de la femme. Considérée d’une laideur extrême en temps normal, la jeune paysanne Mauhira devient une beauté éblouissante dès qu’elle se met à chanter. Un prince tombe amoureux d’elle et l’enlève pour la contraindre à l’épouser sans se soucier de ses états d’âme. Mais, quand il se rend compte de la vérité, il l’accuse de manipulation et de sorcellerie, se considérant comme sa « proie ».

Cette histoire peut faire écho à diverses expériences féminines, dans la mesure où elle dépeint la réduction des femmes à leur apparence mais aussi les accusations récurrentes de duperie et de séduction par certains hommes. Une femme considérée comme belle est souvent placée sur un piédestal et se retrouve contrainte à jouer le jeu de ses admirateurs, qui ne voient en elle qu’un objet de fantasme sans tenir compte de son humanité. Si elle finit par s’affirmer, si elle cesse de chanter de belles paroles, les voilà horrifiés ! Mais Isabelle Nuffer montre bien que la monstruosité ne se situe pas là où on le croit :

Il avait révélé toute la laideur de son âme en même temps qu’elle, la laideur de ses traits.

Réinventer la masculinité dans Le Livre de Baltos

Isabelle Nuffer émet avec subtilité une critique des valeurs considérées comme masculines, souvent nocives pour les hommes comme pour les femmes. L’histoire de Sorguère IX dit « Le couard » est particulièrement parlante, illustrant le conflit entre les valeurs guerrières, associées au courage, et la sensibilité, considérée comme une faiblesse. Sorguère IX hérite de la couronne d’un père féru de champs de batailles. Mais le nouveau roi est davantage intéressé par la culture et l’éducation, au grand désarroi de sa Cour. Quand il devient père, il se dédie à ses enfants, ce qui scandalise ses sujets. Le Livre de Baltos décrit une nouvelle façon d’être père reposant sur la bienveillance et s’opposant à la virilité toxique et aux valeurs guerrières.

Oui, je suis un sot, murmurait-il d’un ton grave. Car tout homme est sot qui ne veut point voir le monde tel qu’il est ; un monde où la force l’emporte toujours sur la conscience ; où toute bonté n’est que faiblesse et vérité que blasphème ; où l’injustice est érigée en socle du pouvoir, lequel étouffe tous ses cris ; où la beauté enfin n’est préservée que tant qu’elle sert d’ornement aux puissants. Malheur à moi, donc, pour n’avoir su m’accommoder de tels principes.

Le Livre de Baltos, une réflexion sur le pouvoir

Le Livre de Baltos dénonce maintes injustices et inégalités sociales. Le récit « Le pouvoir des nains », bien que fort comique, aborde la nocivité du modèle du luxe ainsi que l’accaparation des richesses par un petit nombre. Isabelle Nuffer souligne qu’un tel mode de vie n’est pas souhaitable. Elle contredit par là un discours assez courant, selon lequel les critiques envers les riches et puissants seraient liées à de la jalousie.

Ainsi, pas plus soldats que princes ou magiciens, ils n’étaient ni grands, ni terribles ni beaux, ni même forts. Mais ils ne possédaient pas une once de scrupule et tout ce qu’il fallait de ruse, de cupidité, d’insolence et d’indignité, pour faire de nous leurs esclaves et profiter du travail de nos bras, tels des parasites vivant sur le dos de leurs victimes et se repaissant de leur sang.

Malgré tout, le propos politique du Livre de Baltos reste nuancé. Isabelle Nuffer souligne que certaines formes de contestation du pouvoir en place, aussi tyrannique soit-il, peuvent se révéler dangereuses. La passionnante histoire d’Anselme, médecin royal qui se retrouve au sein d’un complot, montre que l’on peut s’opposer au même pouvoir sans pour autant être d’accord.

Le Livre de Baltos invite donc à se méfier de certains mouvements de révolte qui peuvent se révéler aussi oppresseurs, voire davantage, que le pouvoir en place. Isabelle Nuffer prône la remise en question permanente de soi et de ses propres intentions afin de ne pas tomber dans le fanatisme ni le conservatisme.

Le Livre de Baltos d’Isabelle Nuffer est un recueil riche en histoires métaphoriques, dont j’ai apprécié la profondeur et la finesse ainsi que le voyage dans ces belles contrées imaginaires, pourtant proches de nous. Tout en faisant la critique de notre société, ce livre donne espoir en un monde meilleur.

J’ai notamment aimé la présence de sorcières et magiciennes, qui hantent Le Livre de Baltos. Elles font écho à un intérêt grandissant que je porte aux représentations de la sorcière depuis des années. Si ce sujet vous intéresse également, je vous invite à lire mon article sur la figure de la sorcière à travers 7 livres.

Publié par

Clémentine

Blogueuse littéraire sur La Plume de Clémentine : https://laplumedeclementine.wordpress.com. Rédactrice web, transcriptrice, bookstagrammeuse et lectrice passionnée. J'aime la littérature, l'écriture, la mer et la vie !

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